Le Gland d'Or - Chapitre 1
- Clin d'oeil de plume
- 5 janv. 2017
- 9 min de lecture

Source image: http://www.coloriage.tv/
Alors que les premiers rougeoiements du soleil viennent à peine de teinter le ciel de cette fin de nuit, que le hibou vocalise ses derniers hululements, et que le silence de la forêt fait place aux grouillements habituels de sa population, ce matin, dans la clairière, quelques silhouettes mal révélées par ce début d’aurore s'agitent dans une sorte de ballet bien réglé.
- Les gradins sont bien étayés ?
- Oui Rama !
- Les vestiaires sont terminés ?
- Oui Rama !
- Les surveillants sont-ils en place ?
- Oui Rama !
Rama le castor est le superviseur en chef de l’installation du terrain où va se dérouler l’évènement sportif de l’année. Il est non seulement responsable de la solidité des infrastructures, mais également de la surveillance de celles-ci, et il se méfie ce Rama- là d’une éventuelle intrusion dans les locaux concernés par quelques pattes douteuses.En effet, il est hors de question que des supporters, ou pire, que des dirigeants des équipes adverses ajoutent subrepticement quelques ingrédients aux effets ralentisseurs dans les potions vitaminées d’avant-match. Hélas, il y avait eu des précédents.
Deux lunes auparavant
Barry l’écureuil s’entraine comme un fou. La date du match le plus important de sa vie se rapproche. Son équipe, les Ecuroux, est très motivée, et pour la première fois de son histoire, après d’interminables matchs de sélection, vient de se qualifier pour la finale du Gland’Or. Barry est non seulement tapeur principal mais aussi capitaine, ce qui lui confère une fierté et une responsabilité supplémentaire. Le jeu de la Boulette est tout autant physique que tactique.
De quoi s’agit-il ?
Imaginez un rectangle de prairie verdoyante délimité par des lignes de sciure de bois (les castors ont toujours été besogneux !) A chaque extrémité de ce rectangle une petite cage dont les montants en roseau supportent un filet en toile d’araignée. C’est précisément dans ces cages que les sept joueurs de terrain, gardien compris, s’évertuent, en évitant les joueurs de l’équipe adverse, de pousser la fameuse boulette. Pour ce faire les joueurs ne peuvent utiliser que leurs pattes arrière. Les seuls autorisés à se servir de leurs pattes avant, et éventuellement de leurs queux, sont les gardiens de cage. Il est donc logique qu’un joueur attribué d’une queue longue, et surtout épaisse, est prédisposé à ce poste. Ce qui peut aussi expliquer lors des matchs, une forte concentration de supportrices derrière la fameuse cage. Le gardien étant le joueur le moins mobile, c’est aussi celui qui est chargé d’indiquer à ses coéquipiers le temps de jeu effectué en se référant au sablier géant fixé en face de lui. C’est pour cette raison qu’on le surnomme le " Gland’ heure ".
Pour ceux qui courent c’est une toute autre histoire, leur mobilité se doit de suivre un schéma de jeu précis :
- 1ère ligne le tapeur principal
- 2ème ligne deux passeurs3ème ligne trois défenseurs
- enfin le gardien de cage
C’est en principe la composition classique. Mais depuis quelque temps, certains entraineurs choisissent une formation 1-3-2 pour déstabiliser leurs adversaires. Ce qui jusqu’ici n’a fait que déstabiliser leurs propres équipes, en effet, les joueurs tellement concentrés sur leurs nouvelles positions sur le terrain, ont un peu perdu le sens de l’anticipation sur le jeu des autres. Ceci faisant parti de la haute stratégie des entraineurs, aucun joueur ne se permet de la contester. Pourtant après les matchs on chuchote beaucoup dans les vestiaires.
Petite précision historique
Au tout début, les fondateurs de ce jeu tapaient dans un gland, un vrai. Mais après quelques fringales subites en cours d’entrainement le gland terminait plus souvent son parcours au fond de quelques estomacs plutôt qu’au fond de la cage. Il fut donc décidé de le remplacer par la fameuse boulette, boulette composée d’excréments de vautours, moulée puis démoulée, exposée au soleil pour endurcir la matière, et vertu non négligeable, évacuer les odeurs. Car il en est ainsi depuis toujours, dès que de jeunes joueurs au talent prometteur font leur apparition, ces vauriens de vautours font la leur avec la fâcheuse habitude de marquer leur territoire par des jets intempestifs d’excrément.
Pour l’instant Barry se concentre sur la motivation de son équipe. Il l’exhorte de toute son énergie, et répète inlassablement à tous ses co-équipiers la chance que représente l’opportunité de disputer une finale du Gland’Or, qui plus est, face aux tenants du titre, les Ecublonds.
Gunther, leur coach, se méfie aussi des Ecublons, et de leur tapeur vedette, Pat’fol, dont les passements de pattes font tourner la tête à tous les défenseurs qu’il croise. Sa réputation a traversé les frontières de toutes les forêts environnantes (y compris dans la gente femelle)
Gunther le sait, mais mise sur un autre dispositif. Les Ecuroux vont travailler sur l’homogénéité et le jeu collectif, les individualités font le groupe et non le contraire, en principe…
Ce soir, Barry rentre chez lui, épuisé. L’entrainement s’est terminé par des tirs de boulette devant Jacob le gardien. Barry n’est pas satisfait, sur dix shoots Jacob en a stoppé quatre, c’est trop, beaucoup trop, il préfère se remettre en question, ce n’est pas son gardien qui est trop fort, bien qu’il le lui ait dit…ça fait toujours plaisir. Non, c’est lui qui manque de percussion et pour un attaquant c’est une grosse lacune. Alors Barry tapeur droitier décide qu’il ira s’entrainer aux tirs de cage tout seul, en cachette dans la forêt, et tous les jours si besoin est. Il va s’exercer de la patte gauche, après tout pourquoi se limiter.
Il commencera dès demain, mais pour l’heure, couché sur sa litière de feuilles bien au chaud dans le creux de son hêtre Barry pense, Barry rêve en fermant les yeux. Il imagine le film de cette finale. Se voit remettre le prestigieux trophée, pleurer de joie avec ses copains sous les applaudissements de la foule, le sourire et les larmes de fierté de ses parents. Et plus encore, le regard admiratif de Mirra, son espoir de cœur, son jardin secret puisque sa timidité l’empêche de se déclarer. En gardant pour lui ses sentiments, il s’est mis à l’abri d’une éventuelle fin de non recevoir, ce qui lui permet d’entretenir son rêve.
Toutes ces images créées par une visualisation intense font se dessiner sur sa gueule un sourire « angélique », ce qui n’échappe pas à sa mère.
- A quoi penses-tu mon Barry ?
Barry sénior ne lui laisse pas le temps de répondre et le fait à sa place :
- La finale est dans deux lunes, à ton avis, à quoi peut-il penser d’autre !
Il faut aussi préciser que d’avoir dans sa propre famille un fils qui dispute le Gland’Or est un honneur qui rejaillit sur tous ses membres. Les voisins vous adressent des bonjours plus appuyés qu’à l’ordinaire, vous invitent pour quelques apéritifs casse-noix où les conversations sont uniquement centrées sur l’évènement qui s’annonce.
Chacun prenant davantage conscience de son appartenance à sa tribu, avec ses qualités…et les défauts de celle d’en face. Car si la finale se joue sur la prairie, tout autour se déroule un incroyable concours de mauvaise foi.
Un matin pas comme les autres
Après avoir avalé quelques noisettes en guise de petit déjeuner, Barry se lève tôt, en douceur, avec le souci de ne réveiller personne. Il sort en douce de son arbre et glisse en spirale le long du tronc avec enroulée dans sa queue une boulette « empruntée » à son club. C’est décidé il commence son entraînement individuel aux tirs de cage.
Il repère deux jeunes sapins peu éloignés l’un de l’autre, estime que cela correspond aux dimensions d’une cage, peut importe la hauteur, la largeur est parfaite.
Il pose la boulette sur un petit monticule de terre, recule consciencieusement de dix pattes, fixe intensément l’intervalle entre les deux arbres et de sa patte droite tire de toutes ses force, poc, en plein dans le mille. Il recommence dix fois, vingt fois, avec à chaque réussite des - oui- de plus en plus sonores.
Maintenant qu’il s’est rassuré, au tour de la patte gauche. Cette fois il prend un peu plus de recul pour se donner un angle plus ouvert, et vlan, la boulette termine sa course sur l’un des deux troncs, pour les adversaires on appelle ça – Casser du bois – pour l’équipe concernée un manque de chance.
Barry sait que le talent n’est pas inné, qu’il se travaille tous les jours, il se remémore les paroles de son père qui en son temps a été un grand joueur :
Ce sont les anciennes défaites qui construisent les futures victoires !
Alors la patte gauche du jeune capitaine se remet à l’ouvrage, enchaîne les tirs et ne les compte même plus. Au fur et à mesure la boulette termine sa course dans le but imaginaire et Barry s’enthousiasme bruyamment jusqu’à ce qu’une voix derrière lui :
- Eh champion, ça t’ennuierait de laisser les autres dormir ?
La marmotte, toute hébétée, la tête sortie de son trou est fâchée et le fait savoir.
- Salut Morphée… euh…pardon… j’ignorais que …
- Que quoi ? que je dors dix-huit heures par jour ? ben oui mon vieux, nous c’est comme ça !
- Ok Morphée, juste une dernière fois et j’arrête, promis !
Barry veut finir sa séance par un tir droitier pour confirmer ses bonnes impressions. Il place la boulette, recule, tire, la boulette n’a pas bougé, mais Barry hurle de douleur. Sa patte vient d’heurter une pierre.
- Dis la vedette, tu le fais exprès, je vais te la faire avaler moi ta bou… !
En le voyant coucher sur le sol grimaçant de douleur, Morphée réalise que le champion s’est fait très mal et s’extirpe de son terrier.
- Bouge pas mon vieux, je vais chercher du secours !
Barry ne risque pas de bouger, il ne peut poser sa patte sur le sol et la douleur devient très aiguë. C’est trop bête à moins de deux lunes de la finale. Que va dire Gunther, et ses copains joueurs, ne vient-il pas à lui tout seul de compromettre les chances de son équipe.
Mais il a mal, très mal.
Malgré l’heure matinale, la forêt est en alerte. Il y a urgence, Morphée est allé chercher Cancan la pie, qui elle-même prévient Rama le chef castor, il faut construire en brancard pour transporter Barry chez lui.
Un tiers de sablier plus tard il est au pied de son arbre, ses parents déjà prévenus, l’attendent avec dans le regard un mélange de reproches et d’inquiétude. Mais le mal est fait il va falloir conjuguer avec. Péniblement Barry se retrouve sur sa litière et la douleur fait place aux larmes, blessé dans sa chair…et sa fierté.
Le soleil est à peine à son zénith que toute la population de la forêt est au courant du fameux accident, y compris le club des Ecublons qui feint une compassion d’usage ... mais qui rit sous cape. Le tapeur vedette de l’équipe adverse blessé, probablement indisponible pour la finale, on se frotte les pattes en douce, seulement en douce, il convient de garder les apparences sportives.
Dans l’après midi c’est tout un défilé qui se forme au pied de l’hêtre. Soucieux de préserver son fils des commentaires aussi inutiles que déplacés, Barry sénior décide de filtrer les visites et choisit celles qui lui semblent les plus appropriées dans ces circonstances.
Gunther regarde son joueur, et un drôle de silence s’installe. Puis entre deux sanglots :
- Coach, je suis désolé, je n'aurais pas dû...je voulais m’améliorer de la patte gauche…et puis cette foutue pierre !
- Le tir de trop Barry, le tir de trop ! Ecoute, j’ai été joueur avant toi et j’ai connu une grave blessure qui m’a aussi privé d’un match important, tu sais ce que m’a dit mon entraineur ?
Barry écarquille les yeux, attend des mots réconfortants.
- Tout le monde est utile, personne n’est indispensable !
A ce moment précis c’est une autre blessure qui secoue le joueur déjà blessé, et celle-là lui fait très mal à l’égo.
Gunther s’en aperçoit et lui serre la patte avant.
- Ce que je veux te dire mon vieux c’est qu’il faut relativiser ! Bien sûr que tu es un bon joueur, mais vois-tu, la terre ne va pas s’arrêter de tourner. La vie parfois nous enseigne le sens des vraies valeurs, tiens, imagine que tu perdes un membre de ta famille quelle serait ta douleur aujourd’hui ? Non crois- moi tu es triste de ce qui t’arrive, je suis triste, et je peux t’assurer que tout notre club l’est également ! Mais souviens toi que lorsque nous aurons tous rejoint le royaume des Anges, il y aura toujours des finales du Gland’Or, le soleil se lèvera toujours chaque matin, avec son lot de surprises, de peine ou de joie !
Barry sourit tristement.
- Je te connais bien, je connais aussi ta volonté, d’ailleurs ce qui t’arrive en est la preuve (appuyé d’un clin d’œil) nous allons vite te revoir sur la prairie, et tu n’as pas encore fini de taper la boulette !
Gunther se redresse, et avant de sortir promet de revenir le voir très vite.
Sur le chemin du retour ce même entraîneur emmène avec lui beaucoup de peine et un gros souci :
Comment combler ce grand vide dans son équipe pour cette finale ?
La nuit tombe sur la forêt et les bruits de sa population s’estompent doucement. Pendant ce temps, allongé sous le regard attendri de sa mère qui lui prodigue quelques soins, le capitaine des Ecuroux regarde sa patte blessée, mais semble t’il pas fracturée c’est déjà ça. Il s’agirait plutôt d’une bonne torsion musculaire, avec probablement une entorse à la hauteur du pied. On fait avec les moyens et les secrets de famille transmis d’une génération à l’autre. Il va falloir du temps et du repos.
Mais du temps Barry n’en possède pas beaucoup, pourtant au fond de lui quelque chose qu’il ne saurait définir l’empêche de renoncer à cette finale. Alors pour la première fois de sa jeune vie il prie et mentalement demande de l’aide à quelques forces divines avec toute la force de son âme, puis fini par se laisser gagner par la fatigue et le sommeil.
2017 (R) Tous droits réservés.
Comments